1
« … Explorer Mars, ce n’est pas seulement rechercher les origines de la vie ou renouer avec l’esprit des pionniers de la conquête de l’espace. S’installer sur la planète rouge correspond aussi à une nécessité économique. Car tous nos experts s’accordent : le sous-sol martien regorge de métaux, de matières rares dont nous avons besoin sur Terre. À terme, nous espérons aussi pouvoir terraformer cette planète. Mars est une chance de survie pour notre espèce. »
Discours de Jack Bilmer, médiateur de l’Instance terrestre, devant l’assemblée des délégués à Jérusalem, mars 2095
La couleur de l’air évoluait entre le jaunâtre et l’ocre. Sous une couronne de nuages, le sommet d’un des anciens volcans de la Valle Marineris émergeait. Depuis des millions d’années, rien n’avait bougé en ce lieu et il est probable que rien d’organiquement vivant n’y avait vu le jour. Un vent tourbillonnant secoua le sol. C’était une autochenille d’exploitation minière de troisième génération, dotée d’un moteur à hydrogène et de batteries solaires, qui roulait dans la poussière rougeâtre. À son bord, une équipe de vingt personnes attendait. Des mineurs, engagés par le consortium Alvarez-Kelly, corporation qui s’était vue attribuer le monopole de la mise en valeur de la planète rouge dix ans auparavant. Ils étaient liés par un contrat de vingt ans sur Mars. En retour une paie régulière avec des avantages à la clef, dont une couverture maladie et une retraite confortable, un luxe sur une Terre dévastée par les bouleversements climatiques et les crises économiques. En majorité, ils venaient d’Amérique du nord, avec une solide expérience acquise dans les mines sous-marines du pacifique. Ils rongeaient leur frein, prêts à forer, à creuser et à éventrer la terre martienne pour nourrir la planète mère. Mis à part la durée du contrat, Martin Deklan n’était pas différent d’eux.
Par le hublot, engoncé dans sa tenue de protection, Deklan regardait le panorama. Enfant, il se souvenait avoir dévoré un numéro spécial d’un magazine de science présentant des photos de la surface martienne. Son imagination avait été enflammée par les visions d’un monde complètement étranger à ce qu’il connaissait. Aujourd’hui, après cinq cent trente jours de service, il se sentait blasé. Deklan fixait l’immobilité de Mars, tellement lointaine de ses rêves passés. La réalité était toute autre : une planète morte que l’Instance exploitait pour sauver une humanité sur le déclin. Difficile de croire qu’un caillou désolé et sans vie pourrait participer à la sauvegarde de l’espèce humaine. À côté de lui, son collègue Yuri Seslov, un bonnet de marin sur la tête, ronflait tranquillement. Il entendit des pas dans le couloir de l’appareil.
– On arrive dans une heure les gars, il va falloir vérifier le matériel.
C’était Marcia Vance. Elle avait les chevaux couleur roux, coupés court à cause du règlement sur le port des casques de protection. Sa silhouette élancée suscita des sifflets d’admiration de certains mineurs le premier jour ; elle les avait calmés en les affectant à quelques corvées. L’autochenille accéléra et passa sur une bosse, ce qui fit trébucher Marcia, penchée sur Deklan. L’odeur de sueur et de parfum sucré emplit ses narines et le fit frissonner. Yuri ronchonna :
– Vivement qu’il y ait des pistes dignes de ce nom !
– De ce que j’ai entendu dire lors de la dernière réunion du syndicat, ce n’est pas prévu pour tout de suite… soupira-t-elle en regardant dans le couloir.
Deklan hocha la tête. Il avait été embauché comme analyste des données transmises par les satellites. A ce point précis de la Valle Marineris, les satellites du consortium avaient détecté des gisements de métaux en abondance. De quoi répondre aux invectives constantes de la capitale, Copernic. C’est comme sur Terre, les conséquences du management participatif, ruminait Martin qui en avait vu les dégâts dans une autre vie.
L’ombre des montagnes commençait à obscurcir sa vision. Deux semaines auparavant, il avait reçu un message de sa femme, le premier depuis deux mois, dans lequel elle demandait le divorce. Oh, cette histoire traînait depuis longtemps bien sûr. En voir la conclusion se matérialiser n’avait cependant rien d’agréable.
– Arrête de rêver Martin, on arrive, murmura Marcia à son oreille. Tu as la foreuse à checker.
– Elle est prête.
Elle le regarda. Avec un mélange de patience et d’empathie.
– Je vais aller la revérifier, dit-il en se levant.
Dès leur arrivée, ils installèrent le camp, mirent en place les générateurs d’air et commencèrent à examiner le terrain. Ils étaient au pied d’une montagne relativement jeune, formée lors de la dernière phase géologique active de Mars. Deklan, assisté de Yuri, lança les premiers tests de forage. Pour accéder au métal sous terre, il fallait passer par une couche de roche argileuse. Pas de problème, selon Deklan, mais ce serait long. Et il y aurait forcément des contretemps. Marcia, qui commandait l’expédition, écarta ses objections.
– Ils veulent des résultats là-bas, tu le sais. Les financements se font attendre. Nous ne les obtiendrons que si nous leur présentons des résultats concrets. Donc, on fonce Martin. Compris ?
Le soir, au lit, lovée dans ses bras, elle lui donna plus d’éléments.
– La compagnie est sous pression, tu sais. Elle perd de l’argent sur Mars, du coup les actionnaires posent beaucoup de questions.
Il lui embrassa le haut du crâne. Et passa la main dans ses cheveux.
– Ils me font rire ceux-là ! S’établir sur cette planète constitue une entreprise de longue haleine. On en verra les résultats dans trente ou cinquante ans. Pas sur un an.
Elle releva la tête et s’approcha de lui, collant ses seins contre son torse.
– Toi et moi on le sait. Mais peu importe notre logique, Martin. Si on est venu ici, c’est par idéal.
– Parle pour toi…
Trois ans auparavant, lorsque sa boîte d’études avait fait faillite, Deklan s’était retrouvé avec une montagne de dettes et un conseiller bancaire de moins en moins coopératif. Le consortium l’avait alors contacté pour lui proposer un contrat de dix ans sur Mars. Au début, la perspective de partir aussi longtemps ne l’emballa pas. Il avait vieilli, l’espace ne le faisait plus rêver. Mais sa femme, Connie, insista beaucoup pour qu’il dise oui. Ce serait mieux, disait-elle, surtout que le chômage augmente avec la crise des biotechs. Et puis on pourra te rejoindre une fois que la base de Copernic sera agrandie. Alors il avait accepté, pour sa femme et leur fille Mary Jane. Elle devait déjà avoir son amant. Marcia lui pinça l’oreille.
– Eh, reviens avec moi !
– Excuse-moi. Puis il l’embrassa. Elle l’avait trouvé dans un bar en train de se saouler deux jours avant le début de la mission. Elle avait commencé par l’engueuler sévèrement puis elle l’avait fait parler. Marcia l’avait ramené chez elle, l’avait fait décuver. Puis ils avaient couché ensemble. Martin se disait qu’elle l’avait fait pour la mission, pour l’aider aussi. Intérêt et empathie.
– Ca va s’arranger Martin. Tu verras.
Il la serra contre lui.
– La foreuse sera prête demain ?
Il sourit. Et l’assura que ce serait le cas.
Deux jours plus tard, ils commencèrent à creuser l’argile terne et grasse de la vallée, de couleur sang séché. Yuri pilotait la foreuse, Martin se chargeait de surveiller les données et le fonctionnement du moteur à plasma. Neuf heures par jours, ils supportaient le ronronnement assourdissant de la foreuse. Le travail était lent, répétitif et ennuyeux. Deklan souffrait de migraines. Du moins pensait-il moins à Connie… De temps en temps, il envoyait des messages personnels à Marcia, qui répondait quand elle en avait le temps. Elle avait envoyé des éclaireurs au flanc de la montagne pour examiner les roches. Car le consortium se devait aussi de participer à l’étude scientifique de la planète rouge afin de justifier les subventions données par l’Instance. Ainsi, ils recrutaient des chercheurs comme Marcia, diplômée en biologie et exobiologie, qui avait elle aussi signé un contrat de dix ans. Un contrat d’esclavage oui, pensa-t-il. Nous sommes comme ces colons anglais envoyés en Jamaïque au 17ème siècle, notre patron a tous les droits sur nous ! S’ils pouvaient utiliser des esclaves, ils le feraient ! Il se rappela ce que chantaient ses camarades lors de leurs premières semaines sur la planète rouge :
Quand tu creuseras ta tombe dans la tourbe
Rappelle-toi que tu es sur Mars la fourbe !
Si tu crois encore dans la fortune
Rappelle-toi que tu es sur Mars la brune !
Quand tu croiras encore trouver la gloire
Rappelle-toi bien que tu es sur Mars la noire !
Loin de la Terre, je suis coincé sur un trou perdu, j’y mourrai si ça se trouve. La nuit, Marcia pestait toujours.
– Vous progressez trop lentement Martin. Vous devez accélérer.
– On a des protocoles à respecter. C’est comme sur Terre, je te rappelle.
– Nous ne sommes pas sur Terre, mon chéri. Allez plus vite.
Martin obtempéra. Trois jours après, tout dut cependant s’arrêter.
Sur ses écrans, les données défilaient. Martin n’en crut d’abord pas ses yeux. Ils venaient de dépasser la couche argileuse et la foreuse bloquait maintenant. Ils étaient tombés sur du métal.
– Yuri, arrête tout s’il te plaît.
Le conducteur stoppa la machine. Le bourdonnement cessa, provoquant un silence inhabituel pour les deux hommes. Presque angoissant. Martin s’affairait sur ses moniteurs. Yuri se leva de son siège et s’étira.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Il s’alluma une cigarette, violant ainsi le règlement du consortium.
– Viens voir, répondit Martin.
Le Russe se leva et bougea son énorme carcasse engoncée dans une combinaison grise jusqu’au poste du géologue. Il regarda les écrans. Graphiques et courbes défilèrent devant lui. Il grimaça, plissant les rides de son front qui le firent ressembler à une vieille poupée.
– Moi russe, moi pas comprendre.
– Arrête, Yuri. C’est du sérieux.
– N’empêche que je ne comprends rien à tes écrans, mon petit gars. Traduis-moi ça, s’il te plaît.
Martin, incrédule devant ce qu’il voyait, se retourna vers son collègue.
– Il s’agit de métal manufacturé.
Yuri jeta sa cigarette et l’écrasa.
– Les restes d’une sonde d’observation ?
– Non, c’est beaucoup trop gros pour cela. Et c’est ancien. Cela fait des centaines de milliers d’années que c’est là : tu as vu la couche d’argile qu’on a dégagée ?
Le visage de Yuri devint immobile, il crut qu’il ne respirait plus.
– Il faut appeler Marcia, déclara Martin. Et qu’elle contacte le consortium.
Elle dut venir en personne voir ce qu’il en était. Martin et elle sortirent de la foreuse et avancèrent lentement vers la structure de métal révélée par la machine. À première vue, il s’agissait d’une paroi de quatre mètre de large et de cinq mètres de hauteur, de couleur grise, à peine polie par le passage des siècles. Une protubérance convexe s’étalait au-dessus d’eux. Marcia tourna son scaphandre vers son compagnon.
– Depuis combien de temps c’est là ?
Martin aurait bien haussé les épaules si sa combinaison le lui avait permis.
– Je ne sais pas, il faut que je fasse des analyses. Au moins cent mille ans, sans doute plus.
Marcia resta silencieuse tandis que la lampe de son scaphandre éclairait la structure.
– C’est au moins plus excitant que de chercher du minerai. J’ai appelé la base, à Copernic. On a reçu instruction de dégager au maximum la paroi et… ce qu’il y a derrière. On va creuser autour, Martin.
Les jours suivants, la foreuse continua donc de dégager le maximum de la roche argileuse qui entourait la structure. Pour Yuri comme pour l’équipe qui était en haut, c’était un travail harassant. Rien ne changea cependant pour Martin, rivé à ses écrans de contrôle. Il calcula que, en fonction de la roche accumulée au-dessus de la structure en métal, l’objet était dans le sol martien depuis près de cinq cent mille ans. Mais tout dépendait aussi de sa nature exacte. Cité perdue ? Vaisseau spatial ? Les analyses radar ne donnaient rien de ce qui pouvait bien se trouver derrière ces parois. Mais les dimensions de la structure, supputait Martin, semblaient immenses.
Du moins l’humeur de Marcia avait changé. Elle était devenue joyeuse. Cette nuit-là, dans la tente en aluminium de synthèse, Marcia n’arrivait pas à dormir.
– Si on parvient à découvrir la nature de cet objet, tu te rends compte que nous allons devenir aussi importants qu’Einstein et Christophe Colomb réunis ?
Lui demeurait calme. Il était tout aussi excité qu’elle par la découverte de cette structure et surtout de ce qu’elle cachait mais le mystère qui planait autour de ses origines l’intriguait.
– Je t’ai dit que la compagnie envoyait du renfort ? Ils arrivent d’ici deux jours.
– Je me demande ce qu’ils vont dire.
Ce fut le lendemain matin que l’incident se produisit.
Yuri et Martin avaient allumé l’écran vidéo et restèrent quelques minutes à le fixer. La paroi dégagée mesurait maintenant cent mètres de longueur pour cinquante mètres de hauteur. Alors que la foreuse broyait la roche et expédiait les débris vers la surface, un bruit sourd avait attiré leur attention. Yuri avait déplacé la caméra et bientôt ils virent un trou béant au sein de la paroi. L’activité de la foreuse avait dû déclencher un mécanisme au sein de la structure. Le trou ressemblait à une porte rectangulaire. De la lumière s’en dégageait. Quelque chose à l’intérieur avait décidé de s’ouvrir. Martin se demandait dans quel but.
– Qu’est-ce qu’on fait ?
Martin ne pouvait s’empêcher de fixer l’écran, cette ouverture, la lumière verte qui venait de l’intérieur. Il sentit comme un appel, pas quelque chose de pensé mais de l’ordre de la pulsion. Quelque chose qui faisait écho aussi à ce moment de son enfance où il dévorait les magasines de science, de son émerveillement devant les photos prises sur Mars.
– Il faudrait appeler là-haut, murmura Yuri.
– Je vais y aller.
Le russe tourna la tête vers lui.
– Tu es fou ? On ne sait pas ce qu’il y a là-bas.
Martin ne l’écoutait pas, il s’était dirigé vers le sas et enfilait son scaphandre.
– La procédure, Martin, tu l’as oubliée ?
Il ne l’écoutait pas. Seule comptait cette impulsion en lui, très peu scientifique ou rationnelle d’ailleurs. Sa peur, réelle, ne l’empêchait pas de vouloir sortir. Le Russe posa la main sur son épaule pour l’en empêcher. Martin saisit une clef à molette et le frappa violemment au crâne. Yuri s’écroula, un filet de sang vermeil coulant de son front. Il vérifia que son camarade était bien inconscient puis il sortit.
Dehors, l’ouverture presque béante continuait de briller, contrastant violemment avec la gangue de terre sombre qui l’entourait. Martin s’avança petit à petit, hésita avant d’entrer. Sur l’intercom, une voix retentit.
– Qu’est-ce que tu fais ? cria Marcia. Pourquoi ne m’as-tu pas contactée avant de sortir ? Reviens dans la foreuse avant de…
Il coupa la communication. Puis avança d’une démarche de somnambule. Deklan avait l’impression d’être dans un rêve. Puis il posa le pied à l’intérieur. Envahi par une exaltation inhabituelle, il fut pris d’un fou rire tandis qu’il baignait dans une gangue de lumière verdâtre. Il ne fit pas attention aux jeux d’ombre au sol, comme si des tentacules rampaient dans sa direction. La porte se referma alors derrière lui.
« Quand tu creuseras ta tombe dans la tourbe
Rappelle-toi que tu es sur Mars la fourbe ! »
2
Quand il se réveilla, tout semblait trembler autour de lui. Il ne voyait rien, allongé sur le sol. Deklan voulut remuer mais il sentit des mains le maintenir allongé de force. Il se demanda ce qu’il se passait. Puis la vision lui revint et il vit des scaphandres au-dessus de lui. Il entendit le bruit des respirations cahoteuses dans l’intercom. Deklan voulut parler mais retomba dans l’inconscience.
Lorsqu’ il ouvrit à nouveau les yeux, il était allongé sur un lit d’hôpital. Il avait un goût pâteux dans la bouche. Après quelques instants passés à fixer le plafond, il eut un haut le corps et vomit alors une bile noirâtre qui se répandit sur le sol blanc. Une infirmière masquée entra dans la pièce et nettoya le tout devant lui. Deklan demanda où il était mais n’obtint aucune réponse. Puis il voulut se lever et deux hommes vinrent le ceinturer tandis qu’un troisième lui injectait quelque chose dans le bras. Deklan s’agita encore quelques instants, puis sombra peu à peu. Quelque chose en lui pensa alors distinctement qu’il fallait cesser ce genre de comportement, totalement contre-productif. Qu’il devait au contraire gagner la confiance de ses geôliers. Il tomba dans l’inconscience en se demandant s’il était bien à l’origine de cette pensée.
Le lendemain, il se montra coopératif et se plia à tous les examens qu’on lui fit passer. La seule chose qu’il demanda fut de voir Marcia.
– Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Martin est un type bien, plutôt effacé. Jamais je ne l’aurais cru capable d’un tel accès de violence.
Marcia Vance, assise sur sa chaise, ne cachait pas son malaise. Parler avec la sécurité de l’Instance, personne ne l’y avait préparée. Et l’homme qui lui faisait face, les yeux cachés derrière ses lunettes noires, ne lui facilitait pas les choses.
– En plus c’est un scientifique. Il connait les procédures, il sait que, devant un tel phénomène, on réfléchit avant de sortir et se jeter dans la gueule du loup, si je puis dire.
En face d’elle, l’agent sortit une cigarette et la cloua entre ses dents, au mépris de la législation antitabac.
– Vous couchiez ensemble, n’est-ce pas ?
Marcia fut prise d’un rire qui semblait nerveux.
– Ce n’est pas le sujet.
Glassie Stark sourit.
– Quand pourrais-je le voir ? implora-t-elle.
La tête bandée de Yuri Seslov lui rappela une momie de vieux film d’horreur. Les yeux grands ouverts, ce dernier ne cessait de le fixer avec un air de désespoir, du style pourquoi faut-il que ça tombe sur moi. Glassie Stark connaissait cet air, il l’avait vu chez pas mal des suspects qu’il avait interrogés. Derrière ses lunettes noires défilait un scan des fonctions vitales de Seslov. Tout allait bien, même si les médecins avaient craint à un moment des complications face à cette fracture du crâne.
– Il n’était pas comme d’habitude, vous voyez. Martin est quelqu’un de calme, de posé. Un scientifique, vous voyez. Là, il a agi comme une espèce de fou.
– Comme s’il n’était pas lui-même, hein ?
Seslov déglutit.
– Je lis tellement d’histoires avec ces satanés télépathes, vous savez.
Glassie sourit. Il savait qu’il y n’avait aucun télépathe au sein de l’équipe présente sur le site lors de l’incident. Il se leva et remercia Seslov pour sa coopération. Quand il sortit, il retrouva Varley, son partenaire. Ce dernier, portant un long manteau en cuir, le fixait de ses yeux noirs.
– Il t’a dit tout ce qu’il savait.
Stark alluma une cigarette. Une infirmière qui passait faillit lui faire une remarque, mais le brassard vert avec deux bandes rouges porté par les deux hommes la fit se raviser. Il signifiait sécurité intérieure de l’Instance. Pour le quidam, c’était synonyme de gros ennuis.
– Il ne sait rien. Personne ne sait rien dans cette affaire.
– Je fais comme pour les autres, j’efface les traces de l’incident de sa mémoire ?
Glassie acquiesça.
Avant d’entrer dans la chambre, Stark lut le rapport des médecins. À première vue, Martin Deklan semblait aller bien, ses fonctions étaient normales. Seule le cerveau semblait montrer une activité anormale. Cela rappela à Glassie certaines courbes de télépathes qu’il avait vues sur Terre. Il referma le rapport, le garda sous le bras et entra dans la pièce. Deklan pivota aussitôt la tête vers lui.
– Psy ? jeta-t-il avec un ton méprisant. Puis il vit le brassard. Oh, vous êtes des services secrets…
Stark enleva ses lunettes. Il s’efforça de sourire afin d’inspirer de la confiance.
– Pas exactement. Je suis…
– Je sais qui vous êtes, le coupa Deklan.
Stark haussa les sourcils.
– Comment vous sentez-vous ?
Deklan soupira.
– Comme un lendemain de cuite, je suis dans le cirage.
– De quoi vous souvenez-vous ?
Il soupira encore.
– Comme je l’ai déjà dit à vos collègues, je me rappelle être entré et avoir baigné dans une lumière de couleur verte et puis après rien, le trou noir.
Stark remarqua le ton agacé. Et il se rappela ce qui était écrit dans le dossier : Deklan a plusieurs fois marqué son hostilité aux autorités gouvernementales et à leurs agences de renseignement.
– Vous vous rappelez avoir frappé Seslov ?
– Oui, il voulait m’empêcher de sortir. Il va mieux ?
– Oui. Vous y êtes allé un peu fort, vous ne croyez pas ?
Deklan resta silencieux, il préparait sa réponse.
– Je sais. J’aime bien Yuri. Mais à ce moment-là, rien ne devait m’arrêter. Mais ça me surprend d’avoir agi de la sorte. Cela ne me ressemble pas. C’était comme si j’étais en partie spectateur de mes propres actes.
Stark se gratta le menton. Le site de l’incident était maintenant entièrement aux mains de la sécurité intérieure. La structure, désormais appelée ainsi dans la correspondance officielle, ne s’était pas rouverte depuis qu’on avait découvert le corps inanimé de Deklan devant. Cependant, ce qui l’avait attiré à l’intérieur puis l’avait fait sortir était toujours là.
– Vous êtes sûr de tout me dire, Martin ?
Deklan se redressa vivement.
– Je ne me rappelle de rien, je vous dis. Quand vais-je sortir ? Faut-il que je fasse appel à un avocat ?
Stark le fixa. Aucun avocat ne pourrait jamais approcher ce pauvre bougre qui, visiblement, avait subi un lavage de cerveau.
– Et où est Marcia?
Stark réfléchissait. Vance avait eu la mémoire effacée après son interrogatoire. De toute façon, elle ne savait rien. Personne ne savait rien sur une affaire dont le secret devait être absolu, avait ordonné Ramirez. Pas question en tout cas que ce pauvre diable la voit.
– Calmez-vous, Deklan, je…
Glassie fixa un instant Deklan. Les traits de son visage étaient devenus fixes. Il sembla regarder derrière la porte.
– Il y a quelqu’un d’autre, asséna-t-il.
Glassie fronça les sourcils. Puis un cri leur parvint de derrière la porte. Il se retourna et ouvrit. En pleines convulsions, Varley gisait au sol, l’écume aux lèvres. Ses jambes tremblaient. Glassie s’agenouilla et lui prit la main. Puis il vit Deklan debout, du sang coulant le long de ses narines, dire d’une voix neutre :
– Plus de télépathes.
Stark transmit son rapport par ondes subspatiales le soir même. Varley était aux soins intensifs. Diagnostic des médecins : attaque cérébrale. Stark demanda dans son rapport que le suspect soit maintenu au secret et pris en charge par une équipe scientifique. Dès que ce fut fait, il revint au chevet de Varley. Il était son seul ami. Il se retint d’aller prendre son pistolet pour aller liquider Martin Deklan ou la chose qui avait pris sa place.
Martin Deklan était cloué sur un lit, attaché solidement. Comme si cela pouvait retenir ce qui est en moi ! Il se souvenait d’avoir senti le télépathe entrer en lui, comme un frôlement, comme une caresse. Il se rappelait alors la détermination qui l’avait saisi – ce n’était pas la sienne -, la force qui l’avait envahi. Il se rappelait les cris, la douleur liée à la brûlure qui s’était emparée de sa victime. À un moment il avait tenté d’arrêter cela, en vain. Cette énergie ne lui appartenait pas, elle était étrangère à son corps qui n’en était que le dépositaire. Les yeux grands ouverts, il revit les immenses étendues martiennes, secouées par une tempête de poussière. Au centre de cette tempête, il y avait une immense structure en métal enfoncée dans le sol. Il sut que cette chose tapie en lui venait alors de très loin, même si l’impression de familiarité demeurait. Cette chose connaissait les humains. Cela ne le rassurait en rien, bien au contraire.
« Quand tu croiras encore trouver la gloire
Rappelle-toi bien que tu es sur Mars la noire ! »
3
Journal de bord du vaisseau l’Espoir
Aujourd’hui, j’ai assisté à l’horreur de trop. Celle que tout militaire redoute. J’ai sur la conscience la mort de centaines de milliers de personnes, avec l’accord de ma hiérarchie. J’ai agi sur leurs ordres. Tout est secret, pensent-ils. Pas de bruit autour de cette affaire. Et ce ne sont pas des hommes, même s’ils nous ressemblent. Des monstres bien sûr. Sauf que j’ai leur mort sur la conscience.
Après le massacre de la colonie d’Europe, j’ai décidé de tout faire pour empêcher que cela se reproduise. Il est même possible, grâce à un accident qui nous a révélé le potentiel de nos moteurs, d’empêcher que cette guerre survienne. De remonter la chaîne d’évènements qui nous a menés au désastre qui menace notre espèce. J’ai pris la résolution de tout faire pour que cela advienne…
Allongé sur un lit d’hôpital, immobile, la poitrine se soulevant régulièrement, les yeux fermés, le corps de Martin Deklan donnait l’impression du sommeil. Les senseurs médicaux indiquaient cependant le contraire. Deklan connaissait une espèce de veille qui n’avait rien à voir avec le sommeil. Depuis l’incident, il est même probable qu’il n’a pas redormi, pensa le docteur Effer en regardant les relevés. Chef du service médical des services de sécurité de l’Instance, sexagénaire émacié à l’apparence volontiers impersonnelle, Effer aimait passer inaperçu. Il travaillait plus spécifiquement sur la question des télépathes, apparus dans la population depuis une quinzaine d’années. Spécialiste en la matière, Effer affectait une certaine routine dans le travail. Mais le cas qu’on lui avait amené suscitait chez lui une excitation oubliée depuis longtemps. Le schéma des ondes cérébrales de Deklan par exemple le laissait pantois. Parfois complètement plat, d’autres fois avec des pointes d’activité extrêmement complexes. Effer contempla le patient derrière sa glace.
Jusqu’ici, il n’y avait pas eu d’autres victimes comme Varley, depuis complètement remis. Lors du voyage vers la Terre, on avait pris soin de maintenir le suspect à l’isolement et d’éviter les contacts avec d’autres télépathes. Heureusement car… La porte s’ouvrit.
Une femme en tenue d’officier avança vers lui. De longs cheveux noirs attachés en chignon, une peau mate de méditerranéenne, la démarche chaloupée, Effer, pourtant peu sensible aux femmes, ne put s’empêcher de hausser les sourcils.
– Bonjour docteur. On vous a prévenu de mon arrivée, je suppose ?
Effer souvint de l’appel qu’il avait reçu du bureau du chef de la sécurité.
– Oui.
La jeune femme hocha la tête. Et se dirigea vers l’entrée de la chambre de Deklan.
– On vous a prévenue des risques ?
Elle eut un sourire calculé pour désarmer toute prévention à son égard.
– Je sais très bien ce que je fais, docteur.
Et elle entra, laissant Effer à ses écrans. Elle fixa son attention sur l’homme allongé. Il ne remua pas mais il sentait sa présence, devinait-elle. Il portait maintenant deux longues cicatrices à chaque joue, apparues de façon inexplicable, d’après le dernier rapport qu’elle avait lu. Elle le regarda, pensant qu’elle jouait à quitte ou double en effectuant cette mission.
– N’approchez pas plus s’il vous plaît.
Deklan leva la tête vers elle avant de se redresser. Il pencha d’un côté, puis de l’autre.
– Pourquoi m’ont-ils emmené loin de Mars ?
Elle s’éclaircit la voix.
– Sur Terre, nous disposons de meilleurs moyens pour vous étudier. Vous n’êtes pas choqué, j’imagine ?
Deklan secoua la tête.
– Vous n’êtes plus Martin Deklan.
– En effet.
Elle prit la chaise à côté du lit et s’assit.
– Qui êtes-vous ?
L’homme parut se renfrogner puis déclara :
– Je suis la mémoire du vaisseau de classe Epervier dénommé Espoir. Une intelligence artificielle en quelque sorte. Et vous, qui êtes-vous ?
La femme sourit.
– Appelez-moi Deliah, mémoire du vaisseau Espoir.
– J’avais demandé à ce qu’il n’y ait plus de télépathes.
– Je n’ai pas l’intention de vous lire. Et vous ne ferez rien contre moi si je ne tente pas d’entrer en vous.
Elle l’observa, cherchant l’assentiment sur son visage sans expression. La créature hocha la tête.
– Où est Martin Deklan ?
– Toujours là. Il vous écoute aussi (il marqua une pause avant de reprendre). Il est très inquiet. Il pense sans arrêt à sa fille, à son ex-femme. À Marcia, aussi.
– Tout le monde va bien, qu’il se rassure.
Deliah croisa les jambes.
– D’où venez-vous, mémoire du vaisseau Espoir ?
La créature esquissa un sourire.
– Du futur.
« … D’après ce qu’elle a gardé en mémoire, l’intelligence artificielle laisse à penser que le vaisseau Espoir provient de 6 siècles dans notre futur. Tous ses fichiers n’ont pas été conservés intacts avec le temps ; mais une guerre va éclater entre deux factions de l’humanité. Cette guerre amènera à la destruction de la Terre. Le vaisseau Espoir appartenait à une flotte basée près de Mars, que son équipage surnommait Mars la noire, à cause des explosions nucléaires qui avaient ravagé la surface après la destruction de la Terre.
À un moment, le commandant du vaisseau Espoir a décidé de remonter le temps – la technologie permettant ces voyages ayant été mise au point dans l’intervalle – en se servant des flux de tachyons. Cependant le vaisseau est revenu cinq cent mille ans en arrière : erreur de calcul ou problème dans le flux de tachyons, la mémoire du vaisseau n’est pas claire à ce sujet. Il s’est finalement s’est écrasé sur Mars. Il y est resté jusqu’à l’arrivée de l’équipe dirigée par Marcia Vance… »
Extrait du rapport confidentiel rédigé par l’agent D. Jahmal à l’attention du directeur Ramirez
Deklan appréciait l’agent Jahmal. Sans que ce soit dû à ses capacités de télépathes, sa présence avait un côté apaisant. Parfois, la créature artificielle qui l’habitait lui laissait un peu de temps seul et il essayait de discuter avec Deliah.
– Pouvez-vous me dire si j’ai une chance de sortir d’ici ?
Avec un grand sourire, elle lui avait répondu :
– Je ne suis pas autorisée à vous répondre.
– Je suis foutu, hein ?
Jahmal passa une main sur son front, silencieuse.
– Je m’en fous, à vrai dire. J’ai tout raté de mon vivant. Ma boite, mon mariage. Même mon séjour sur Mars ! Il a fallu que je tombe sur cette chose…
– Ca n’avait rien de prémédité de sa part, je pense.
– Je suis passé au mauvais moment et c’est tombé sur moi, c’est ça ?
Une drôle d’expression, entre l’empathie et la gêne, lui fit inconsciemment retrousser son nez.
– Je ne crois pas au hasard.
« …L’étude de l’épave trouvée sur Mars indique bien qu’elle peut être datée de près de cinq cent mille ans. L’équipe d’ingénieurs reste dubitative quant à la possibilité de l’ouvrir. Plusieurs essais à l’explosif ont échoué, ce qui indique que le blindage est le fruit d’une technologie bien plus avancée que la nôtre. Des spécialistes du piratage informatique ont été envoyés sur place pour essayer de pénétrer l’IA du vaisseau, sans succès jusqu’à présent. »
Extrait du rapport de l’équipe présente sur le site du mont Olympe, Mars.
– Ce vaisseau proviendrait du futur ? C’est incroyable ! déclara un homme lorsque Deliah Jahmal eut fini de parler. Il s’agissait de Pervi Aschramaf, coordinateur des services de la sécurité de l’Instance. Il alla pour continuer quand une main se leva à côté de lui.
– Il y a le cas du Trident, Pervi. Retrouvé au large de l’Alaska. Un petit vaisseau spatial enterré là depuis vingt-cinq mille ans et dont le nom sur la coque était écrit en anglais. Mon prédécesseur avait enterré l’affaire, déclara l’homme au crâne rasé avec une belle voix grave de stentor. Ramirez, le directeur des services de sécurité de l’Instance, embrassa la salle du regard.
Jambes et bras croisés, Deliah, ne lâchait pas des yeux le grand maître, comme elle appelait Ramirez, dont les pensées lui restaient inaccessibles grâce au champ Holzmann générées par l’appareil qu’il portait en permanence sur lui. Elle avait l’impression de recevoir une leçon, comme à l’école.
– Martin Deklan ? demanda un de ses adjoints, Burke, dont le teint gris s’apparentait à celui d’un entrepreneur de pompes funèbres.
– Mourant, indiqua Aschramaf. Il n’en a plus que pour quelques jours.
Ramirez se leva.
– Je considère ce dossier clos. Restons vigilant. Et bien sûr, secret absolu.
Deliah se leva à son tour.
Deliah revint voir la créature régulièrement jusqu’à ce que son rapport soit finalisé. Son état de santé se dégrada rapidement, le système nerveux supportant de plus en plus mal l’activité intense induite par le téléchargement de la mémoire du vaisseau dans le cerveau de Martin Deklan. Parfois, c’était ce dernier qu’on entendait quand le contrôle de l’intelligence artificielle du vaisseau se relâchait. Elle se tenait à côté de lui vers la fin.
– M’entendez-vous ? demanda-t-elle.
La créature hocha la tête. Le corps avait perdu vingt kilos et il lui était devenu pratiquement impossible de bouger.
– Savez-vous que ce corps humain va bientôt mourir ?
– Oui, murmura-t-elle.
Deliah lui prit la main. Elle considéra un instant le visage de Deklan, qui se tordait littéralement de douleur.
– Vous m’avez déjà dit pourquoi l’Espoir était revenu dans le passé. Vous vous rappelez ?
La créature fut prise de convulsions. Effer lui avait laissé ses entraves, par mesure de précaution.
– … Changer le passé… Le commandant voulait changer le passé… D’autres aussi sont partis pour ça…
– Pourquoi ? Pour empêcher la guerre ?
La créature avait de plus en plus de mal à articuler ?
– Possible.
– Et les télépathes étaient une cause de la guerre ?
La créature émit un bruit qui s’apparentait à un rire.
– Vous êtes des abominations. C’est écrit dans ma mémoire. Mais les circonstances du déclenchement du conflit m’échappent.
Deliah hocha la tête. Et se pencha à l’oreille de Deklan.
– Vous avez été conçu pour protéger l’homme, à la base. La famille de Deklan attend dans le couloir. Laissez-le revenir pour qu’il leur fasse ses adieux.
La créature la fixa sans rien dire. Deliah lui lâcha la main et tourna les talons. La créature ferma les yeux et vagabonda entre les zones du cerveau où avait été téléchargée la mémoire du vaisseau Espoir. Et se fixa sur ces images d’un flash info qui faisaient partie d’un bloc mémoriel auquel il n’avait pas eu accès jusqu’alors :
« … Tous les services de sécurité déclarent avoir uni leurs efforts afin de retrouver l’assassin du Médiateur de l’Instance. Après d’intenses recherches, nous sommes maintenant en mesure de révéler son identité : il s’agit de Deliah Jahmal, télépathe notoire, qui a été employée dans le passé par nos services. Elle a été abattue hier à Djakarta par des agents qui tentaient de l’interpeller. Le directeur Ramirez sera entendu prochainement par une commission d’enquête afin d’éclaircir les zones d’ombre subsistant dans cette affaire… »
La créature voulut ouvrir la bouche alors que la porte se refermait. Deklan mourut avec en tête ce couplet :
Quand tu creuseras ta tombe dans la tourbe
Rappelle-toi que tu es sur Mars la fourbe !
Si tu crois encore dans la fortune
Rappelle-toi que tu es sur Mars la brune !
Quand tu croiras encore trouver la gloire
Rappelle-toi bien que tu es sur Mars la noire !
Sylvain Bonnet
Août 2013