Tueur par procuration

1

Je ne sais pas pourquoi ça a commencé. Il n’y a pas eu de signes avant-coureurs voyez-vous, comme de la fièvre, une diarrhée ou des maux de tête. Pourtant, quand je compare ce que je viens de vivre avec ma vie d’avant, c’est-à-dire avant mes premières pulsions, cela m’apparaît comme une maladie, un virus. Contre lequel il n’y a pas de vaccin. Et où l’aurais-je contracté ? Et comment ?

J’ai essayé beaucoup de solutions alternatives. Mais rien n’y fait.

J’ai tué. Et j’aime ça.

2

Au début, je n’y ai pas prêté attention. Qui n’a jamais fantasmé un meurtre ou un viol ? Qui n’a jamais eu parfois des images de grande violence l’assaillir ? Celui qui affirme cela n’est pas vraiment humain. Je ne sais plus qui a écrit ça mais je suis assez d’accord. J’ai eu envie parfois de fracasser le crâne de mon supérieur hiérarchique ou de le faire tomber dans l’escalier après une série de reproches stupides. Cela nous arrive à tous.

Ça commença un matin, il y a quinze jours. J’avais dormi normalement en plus. Après le petit-déjeuner, je sortis. Humai l’air du printemps. Et marchai un peu avant d’aller déguster un café en terrasse. On était samedi, le jour du repos. Je laissai mon regard déambuler dans la foule. À un moment, je finis par croiser une femme. Jeune, je ne dirai pas qu’elle était belle mais, moulée dans un jean noir, l’air boudeuse, elle était plutôt séduisante. Elle tourna la tête vers moi et me sourit.

J’eus envie subitement de l’étrangler.

Attendez, j’imagine votre tête. Vous vous dites que j’étais mal vissé, qu’elle me rappelait quelqu’un que je détestais ou quelque chose comme ça. Justement pas du tout. Juste avant, je ne pensais à rien. J’étais même d’humeur plutôt guillerette. Et me voilà avec une furieuse envie d’étrangler cette jeune femme jusqu’à ce qu’elle ne respire plus. J’eus vraiment du mal à m’en empêcher. Je me rappelle qu’elle portait des talons et plus elle s’éloignait, plus le bruit de ses pas m’obsédait, plus j’avais envie de…

Ce fut la première. Et toute la journée, cela se répéta. Inconnues, passantes et même la fleuriste que je connaissais depuis des années. Toutes des femmes, jamais d’hommes, curieux d’ailleurs. Je crus que je devenais fou. Je rentrais chez moi, presque arrivé au point de perdre pied. Toujours habité par ces pulsions inconnues jusqu’alors. J’allumai mon ordi et allai sur le net me renseigner sur ce genre de troubles. Après tout, cela avait déjà pu se produire. Tout ce que j’appris, c’est qu’il s’agissait de symptômes d’un malaise beaucoup plus profond. Mais lequel ? Je devais consulter un spécialiste.

Le lendemain, je commis mon premier meurtre.

3

Elle arriva dans le parking. Grande, blonde, elle était habillée façon sportswear, décontractée. Allait-elle rejoindre un amant ? Je la connaissais de vue, nous étions client de la même supérette. Toujours aimable d’ailleurs.

Quelque chose m’avait fait sortir, alors que je voulais rester chez moi. Quelque chose m’avait fait mettre des gants, alors que ce n’était pas la saison. Quelque chose en moi s’agitait et savait que cette blonde allait sortir à cette heure-là.

Quand elle me vit, elle sourit et me dit bonsoir. Je souriais et lui sautais dessus, souple comme un tigre, pour l’étrangler. Bien sûr qu’elle se débattit, je pris même un coup de genou dans les parties génitales et des coups de griffe à la joue droite. Je la sentis pourtant faiblir rapidement. Peu à peu, elle devint calme et immobile. Exténué, le souffle court, je sus qu’elle ne respirait plus et déposai un dernier baiser sur ses lèvres encore chaudes. Pourquoi ai-je fait cela ? Je ne m’appartenais plus. Puis je chargeai son corps dans ma voiture. Je roulai une partie de l’après-midi jusqu’à Montargis et déposai le corps dans un sous-bois. Je repartis.

Au bout de dix kilomètres, je dus m’arrêter pour vomir sur le bas-côté. Plus de doutes, j’étais devenu un tueur.

4

Le soir, je crus, à force de serments, que j’allais m’en tenir là et reprendre ma vie d’avant. Calme enfin, presque serein, je me couchai et rêvai.

Je me retrouvai dans une ville transformée en charnier. Les corps jonchaient les rues. Certains avaient le crâne défoncé, d’autres avaient le ventre ouvert et les viscères sorties. Tous baignaient dans leur sang. Et j’avançai, un étrange bonheur m’envahissant à chacun de mes pas.

Au centre de ce charnier se trouvait une femme, attachée sur le capot d’une voiture. Nue et le corps tuméfié par les coups qu’elle avait reçu. Au début j’entendais un murmure mais en m’approchant, je compris qu’elle sanglotait. Dès qu’elle me vit, je compris qu’elle m’implorait de faire quelque chose pour que cela cesse. Je souriais. Puis m’approchai et l’étranglai, les mains pleines d’une force quasi-inhumaine.

Au réveil, ce fut mon tour de pleurer, l’esprit envahi par les images de ce rêve qui me ramenait à cette beauté blonde à qui j’avais ôté la vie.

5

Il y en eut d’autres pendant la semaine. Une par jour en fait. Comme si mon organisme avait besoin chaque jour d’un sacrifice seul à même de me permettre de continuer à vivre. Même la vieille fleuriste y passa. Je me rappelle bien la filature, de l’avoir suivi jusqu’à son appartement. Quand elle me reconnut sur le pas de sa porte, elle fut heureuse de me revoir – combien de fois lui avais-je vendu des fleurs à offrir à ma mère, décédée aujourd’hui – et m’offrit même un café que je bus lentement, plein des images du meurtre que j’allais commettre. Les policiers durent être frappés de l’état de son corps quand ils la retrouvèrent.

Car je ne me contente plus d’étrangler. J’ai besoin de leur sang.

Une semaine. Sept victimes. Toutes entre dix-sept et vingt-deux heures, car je continuai à travailler malgré tout. Au bureau, beaucoup me trouvaient un air fatigué.

Le dimanche soir, je pris une décision. Résolu, j’allai à la salle de bains, ouvris la boîte à pharmacie et prit le tube de barbiturique. Calculai la dose. Remplis un verre d’eau. Prends le verre de la main droite, les comprimés dans la main gauche. Et au moment d’avaler, je ne pus. Je restai immobile.

Peur de la mort ? D’en finir ? Quelque chose m’en a empêché.

6

Il est possible que je sois schizophrène. Peut-être mon cerveau a-t-il connu des dysfonctionnements, peut-être est-il défectueux, ou alors il a subi une mutation ??? Normalement, ce genre de problèmes se repère à l’adolescence. Or, je ne présentai aucun trouble particulier à ce moment-là. Je m’en rappelle bien, c’était il n’y a pas si longtemps. À part un chagrin d’amour à dix-sept ans mais qui n’en a pas eu ?

Cela pourrait être une maladie, un virus, peut-être doué d’une conscience propre… et là, je me dis que je suis devenu complètement cinglé.

7

Une nouvelle semaine recommença et ma triste litanie de crimes également. Je ne pouvais m’en empêcher. Mais il y avait désormais un gros bémol : la police.

Je n’avais pas été très malin malgré mes efforts. Mes victimes appartenaient toutes au même quartier. La police avait fait son enquête, resserrée géographiquement. Et puis la blonde de Montargis avait été retrouvée, elle aussi était du quartier. Il y avait des flics malins. J’avais eu tort de les sous-estimer. Et les voilà qui se rapprochent. Je les ai vus interroger la gardienne au sujet de la Blonde ce matin.

Ils sont même passés me voir. Routine des questions, routine de mes réponses que je débitais comme une machine. Visiblement, il s’agissait juste de contrôler le voisinage. Peut-être déjà mes alibis. Le flic, en face, maussade et sardonique, semble s’être ennuyé ferme en ma présence. Ma confiance en moi-même m’a étonné. Encore une fois, je ne suis pas sûr que je fusse complètement moi-même à ce moment-là.

Il va falloir que je sois plus prudent à l’avenir, pensai-je. Un vœu pieux.

8

Hier, je me suis fait surprendre. Il faut dire que je n’ai pas été malin. J’avais choisi une jeune fille, une lycéenne. Elle avait dû fumer un joint et avait un air absent qui m’avait fait penser : facile. Je l’abordai et lui payai un verre. Elle accepta. Notre conversation fut très évasive. Je lui offrais de la raccompagner. Elle accepta, semblant à moitié endormi. Facile, me disais-je encore.

Pas du tout. Elle se débattit, cria, me frappai aux couilles et ameuta tout le voisinage. J’ai fui, couru comme un dératé. Mais j’ai été vu, je le sais. Et il y a mes empreintes.

9

Ils sont là, à la porte. Cognent fort en criant « police ». Rien à faire, je ne leur ouvrirai pas. Et cette fois-ci, c’est bon.

Je termine ces lignes entreprises dans la nuit. On les prendra pour la justification d’un fou homicide, d’un tueur compulsif irrécupérable. Et alors ? Peut-être cela servira-t-il à la médecine ? Bon, il est temps car le verrou va céder. J’ai ouvert la fenêtre : du quatrième étage, les choses devraient être assez simples et rien ne semble en moi m’en empêcher 

            – Mon chéri ? Qu’est-ce que tu as ?

Il tiqua un peu. Son crâne l’élançait et il était pris de frissons. Ah ces coulées de sueur dans son dos… Philippe se sentait oppressé. Il se força à sourire à sa femme.

            – J’ai juste besoin de m’allonger quelques minutes.

Il se leva et marcha avec peine jusqu’à la chambre. Et il s’étendit sur le lit. Attendit. Au bout de quelques minutes, il se sentit mieux. Il connaissait ça.

Des pas. C’était Caroline.

– Ça va mieux ?

Il acquiesça. Elle vint s’asseoir près de lui. Caressa sa joue. Il aimait ce contact avec elle.

            – Tu es si pâle… Tu es sûr d’être en état de sortir pour aller chercher Auriane ?

Il déglutit. Chaque fois qu’il créait un lien avec une de ses victimes et que celle-ci décédait, il souffrait le martyre. Mais il n’avait pas le choix. Il avait cette envie de tuer en lui, tout en devant protéger sa famille. Quoi de plus naturel pour un télépathe que d’influencer l’esprit des autres ?

Il se leva gauchement.

            – Mon chéri…, fit Caroline. Tu es fatigué…

            – J’y vais. Pas question de laisser ma fille rentrer seule avec tous ces malades qui traînent dans les rues.

Sylvain Bonnet

Août 2012

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.