Prénom Carmen

Tu entres dans le restaurant. Ton œil bionique passe en mode infrarouge : aucun danger. Tu marches en souriant vers la table où t’attend William Sallmann. Il est brun, pâle, assez maigre. Il a eu deux cancers, ça se voit à ses joues creusées.

– Bienvenue chez Antonio. Je vous recommande les pâtes fraîches, sauce gorgonzola.

Tu souris.

– Après, oui, pourquoi pas ?

Tu t’assois. Tu t’appelles Nikonov. Quarante ans. Ancien soldat de l’armée russe. Mercenaire. Tu as travaillé en Afrique. Tu as opéré sur ce qui reste du Bangladesh. Tu es connu. Tu es redoutable. Tu as du sang sur les mains.

-Voilà, fait Sallmann en tendant une minuscule carte mémoire. Il y a tout dedans.

Tu la prends, la considères un moment avant de l’introduire dans une minuscule interface sous le lobe de ton oreille gauche. Tu frissonnes.

– Une opération simple.

– Un bon assassinat demande du doigté, dis-tu en russe en déglutissant.

Sallmann acquiesce et répond dans la même langue :

– Vous êtes le meilleur dans votre partie. J’ai déjà pu apprécier vos capacités, je dirai.

Tu souris, Nikonov. Combien d’êtres humains as-tu tué ? Après quarante, tu as arrêté le compte. Des fois, il faut dire franchement qu’on n’a pas le choix. Et puis tu ne comptes pas les enfants et les bébés. Ce ne sont pas encore des êtres humains après tout.

– C’est un personnage important. Faites attention, il paraît qu’il a un garde du corps télépathe.

Tu commences à rire, Nikonov.

– Vous me faites rire avec ça ! Personne ne pénètre dans ma tête. En Russie, nous sommes entraînés pour ne pas penser lorsque nous sommes en action, pigé ?

– Nikonov…

-Votre gouvernement mondial, l’Instance, se sert de ces soi-disant télépathes pour faire peur mais c’est du bluff : Je vais m’occuper de votre gars.

Sallmann sourit, gêné et plus pâle depuis quelques minutes.

Tu appelles la serveuse, une jolie brune d’origine latino et tu lui commandes des pâtes au Gorgonzola. Elle te sourit professionnellement. Sa bouche charnue te rappelle une pute à Valparaiso, prénom Carmen. Tu te rappelles ses seins et ses hanches accueillantes. Tu te rappelles bien le jour où tu as envoyé sa cervelle sur le mur. Elle avait un peu trop parlé. Tu t’es aussi amusé avec le bébé dont elle s’occupait. La vie réserve si peu d’amusement qu’il faut savoir saisir chaque occasion. Tu te rappelles avoir joui quand tu l’as égorgé.

– Votre intermédiaire m’a dit que vous augmentiez vos tarifs, fait Sallmann après s’être raclé la gorge.

– J’ai changé d’intermédiaire. Trop gourmand, dis-tu en te servant de l’eau.

Sallmann hausse les sourcils. La serveuse t’apporte une assiette de pâtes. Tu commences à les goûter, pas mauvaises. Et puis.

Tu te lèves d’un coup.

– Qu’est-ce qui vous prend, Nikonov ?

Tu commences à te déshabiller. Les gens se retournent. Certains sont pris de fou rire. Les yeux écarquillés, Sallman fulmine :

– Nikonov, arrêtez ça !

Tu ne l’entends pas, Nikonov. Tu n’es pas dans ce restaurant mais dans une pièce d’un appartement froid et miteux de Volgograd. Ton père te jette des coups de ceinture. C’est toujours ce qu’il fait avant de te punir plus… intimement.

Tu es nu dans le restaurant, Nikonov, raide comme un piquet. Ton corps parsemé de cicatrices récite ta vie et tes crimes. Puis tu t’effondres en te pissant dessus, sans connaissance. Pour un long moment.

 

 

À une table non loin de là, une jeune femme termine sa glace tandis que la police arrive sur les lieux. Dans son oreillette, une voix agacée dit :

– Deliah, vous étiez obligé de lui faire faire ça ?

La jeune télépathe sourit.

– Le sénateur Windfield vivra, c’est le principal, non ?

La glace est délicieuse et lui fait passer le goût acre des pensées du mercenaire russe.

– On vous attend pour le débriefing.

Elle se lève et sort. Elle aurait pu faire autrement oui. Mais Carmen et son bébé méritaient bien ça.

 

Sylvain Bonnet

Janvier 2023

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.